CLAUDE CARLIEZ : « LE PANACHE DE CE SPORT DE COMBAT »

En 2010, maître Claude Carliez - président de l’Académie d’Armes de France de 1991 à 2012 - évoquait son parcours de maître d’armes et de régleur de scènes d’action au cinéma avec des acteurs aussi physiques que Jean Marais et surtout Jean-Paul Belmondo. Voilà des extraits significatifs de cette longue interview publiée dans la Revue de l’Académie n° 108.
« L’escrime-passion »
Mon père était escrimeur et s’il n’était pas compétiteur, il nous a conseillés, à mes trois frères et à moi, de pratiquer ce sport qui exigeait, selon lui, concentration, maîtrise et sens tactique. Pour ma part, j’étais attiré par le « panache » de ce sport de combat. Outre des sports collectifs j’ai donc pratiqué l’escrime, puis j’ai passé trois ans en préparation plus intensive à l’Institut National des Sports. L’escrime est devenue une passion.
Au bout de deux ans, j’ai commencé à m’intéresser à d’autres aspects de l’escrime. À l’époque, il existait le Prix des belles armes. Il s’agissait des prémices de l’escrime artistique, si ce n’est qu’il fallait respecter le règlement de la fédération : ne pas contourner l’adversaire, ne pas donner de coups de tranchant, respecter les zones de touches des trois armes. Le but était cependant de produire de la belle escrime, de placer ses touches avec élégance. C’est dans cet état d’esprit que je m’efforçais de tirer, influencé sans doute par le métier de mon père, chorégraphe de son état. On ne nous enseignait pas l’élégance. Je me suis aperçu que l’élégance en escrime est rarement innée, elle s’apprend.
« Maître d’Armes »
En 1943, mon président de Ligue m’a appris que l’on formait des maîtres d’armes à l’École magistrale d’escrime de Joinville-le-Pont. J’avais 18 ans à l’époque, le service militaire m’attendait : j’ai saisi l’occasion de joindre l’utile à l’agréable. Ces trois années de formation m’ont énormément apporté ! Je pratiquais l’escrime, mais aussi l’équitation - deux sports qui, à mes yeux, vont très bien ensemble - et plusieurs sports de combat modernes qui faisaient partie de notre formation. J’ai alors passé mon diplôme d’état, point d’orgue de mon cursus et sésame pour un poste d’agent d’état (les maîtres d’armes étaient alors affiliés aux agents d’état, tout comme les professeurs d’éducation physique)..
J’ai donc donné des cours d’éducation physique en collège et en lycée car j’étais titulaire d’une maîtrise d’éducation physique, qui comprenait la maîtrise d’armes. En parallèle, le soir, je donnais des cours d’escrime à une clientèle privée.
« L’aventure luxembourgeoise »
En 1948, on m’a proposé un poste au Grand Duché de Luxembourg. C’était une ville intéressante car, bien qu’enseignant fraîchement émoulu, j’avais la charge de cinq clubs, tous très différents les uns des autres : les trois clubs de Luxembourg et des villes environnantes, l’armée et le cercle des étudiants. Je n’enseignais que l’escrime sportive.
Au cours de ma deuxième année, on m’a proposé de monter une section enfants avec des élèves âgés de 6 à 12 ans. Je trouvais alors dommage qu’ils ne pratiquent l’escrime que de façon unilatérale, et non ambidextre. Et puis je me suis rendu compte qu’il était plus amusant pour ces jeunes de tirer avec une arme dans chaque main, que d’être en position classique et de tirer à une seule arme.
Dans un premier temps, je n’ai employé cette méthode que dans un but correctif, afin d’obtenir une certaine gymnastique : trois fentes à droite, suivies de trois fentes à gauches, puis des parades doubles… C’était un travail de coordination extrêmement intéressant. Il s’agissait, en quelque sorte, d’escrime artistique avant l’heure, avec des enfants. J’ai essuyé quelques critiques : certains tireurs me disaient que si on encourageait la pratique à deux armes, on perdrait des compétiteurs à une arme. Je leur ai répondu que leur rapidité à la main droite en sortirait accrue. L’un des médecins qui fréquentaient la salle d’armes a d’ailleurs abondé dans mon sens : « Tout le travail que vous faîtes à gauche va se reporter, en rapidité et en réflexes, sur la main droite », m’a-t-il dit.
Très vite, j’ai appelé cela « escrime artistique ». Lors de démonstrations, les parents pouvaient voir évoluer leurs enfants

« Deux maîtres, Cléry et Lacaze… »
Parmi les maîtres qui m’ont marqué, je citerais d’abord Raoul Cléry, un orfèvre de l’escrime. La sobriété et la classe de Raoul Cléry (*), qui n’était jamais ni agressif ni amer me reste à l’esprit. Très grand, de la prestance, toujours souriant. Il a dû former 200 professeurs et a dirigé pendant de nombreuses années l’école d’escrime et de sports de combat d’Antibes, qui dispensait une formation militaire. Sa gentillesse, sa simplicité, faisaient que l’on était obligé de rester humbles lorsqu’il faisait une démonstration. Par son exemple, nous prenions conscience du fait que nous avions encore beaucoup de chemin à parcourir ! Tout cela sans faire preuve d’amertume et d’ironie qui peuvent blesser l’étudiant, surtout quand celui-ci est un adulte !
Ensuite, il y eut Pierre Lacaze, spécialiste en escrime artistique. Ce maître venait nous former à l’escrime dite « ancienne », qui par la suite s’est appelée « ancienne et artistique ». C’était de l’escrime de duel, mais elle ne portait pas encore ce nom-là. L’adversaire était une cible, on la contournait, on la touchait de pointe et de tranchant, tout le corps était valable. Je trouvais cela formidable ! Les actions devaient se contrôler suffisamment pour s’arrêter à quarante centimètres, puis trente, puis vingt. Donc on ne touchait pas, mais on devait donner l’illusion de la touche. Pierre Lacaze nous faisait également travailler sur des textes, des traités anciens. Il était véritablement le « rénovateur » de cette escrime.
« L’escrime à l’écran »
En 1951, je suis revenu à Paris pour raisons familiales. Pendant un ou deux ans, je me rendais dans différents clubs pour tirer. C’est à cette époque que j’ai retrouvé Pierre Lacaze et André Gardère, qui avait été l’un de mes maîtres d’armes au cours de ma formation. Il était alors le maître d’armes titulaire des studios de Joinville. Il venait de terminer le tournage de Fanfan la Tulipe, de Christian-Jacques, et entamait la préparation de Lucrèce Borgia, sous la direction du même réalisateur. Il m’a proposé de participer aux scènes d’action, en m’expliquant qu’il me faudrait monter à cheval et manier de lourdes épées de taille. J’ai accepté, fort de mon expérience de cavalier. Le tournage a duré quatre jours pour moi. J’avais un emploi à plein temps et quatre mois après Lucrèce Borgia j’ai participé à un deuxième film, puis les choses se sont enchaînées.
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« Les années Jean Marais »
Auparavant j’avais participé à une version des Trois mousquetaires, avec Georges Marchal et Bourvil, en 1953, puis Le Vicomte de Bragelonne, Gil Blas de Santillane… Tous ces films, qui avaient rencontré un certain succès, avaient été produits par André Hunebelle et celui-ci avait décidé de mettre à l’affiche de ses films un acteur plus connu. Il a fait une offre à Jean Marais qui a accepté. C’est ainsi que Jean s’est retrouvé dans la peau du Bossu. Dans ce film, Lagardère se déguise en bossu et c’était la grande passion de cet artiste que de se transformer, se grimer ; c’est d‘ailleurs un art dans lequel il excellait. Le Bossu fut un formidable succès.
Ensuite se sont succédés bien des films d’aventures avec Jean : Le Capitan, Le Miracle des loups, Le Capitaine Fracasse, Le Masque de fer… Au cours des quinze années qui suivirent, nous tournions tous les ans un film. Chacun me demandait trois mois de préparation, suivis de trois mois de tournage. J’ai donc dû abandonner mon travail pour me consacrer pleinement au cinéma. Ensuite, à la fin des années 60, la mode des films de cape et d’épées est passée, le goût des spectateurs s’est tourné vers des films plus modernes, j’ai alors mis à profit ma formation dans les sports de combat. Les producteurs m’ont dit : « Finis les cavalcades et les duels, place à la bagarre ! ».
« Le temps de l’action sur tous les plans et Jean-Paul Belmondo »
Mes premiers films « modernes » furent la série des OSS 117 (5 en tout), puis d’autres, dans lesquels je n’officiais que le temps d’une bagarre. Cela me prenait en moyenne une semaine de préparation, pour une semaine de tournage. J’ai également participé à des films plus importants, des productions anglo-saxonnes, parmi lesquelles Les Vikings, avec Kirk Douglas, Tony Curtis, Ernest Borgnine ; Quentin Durward, avec Robert Taylord et Lana Turner ; Diane de Poitiers, avec Roger Moore, qui débutait alors.
J’ai aussi tourné une quinzaine de films avec Jean-Paul Belmondo, dont deux de cape et d’épées : Cartouche et Les Mariés de l’an deux. En moderne, il y a eu, entre autres, Peur sur la ville, Flic ou voyou… Mon travail consistait à lire le script puis à proposer au metteur en scène des scènes d’action illustrant des séquences. J’ai eu beaucoup plus de facilités avec des grands metteurs en scène qu’avec des débutants, qui voulaient innover à tout prix. Pour eux, passer plus d’une matinée sur les duels était le maximum, alors qu’il aurait fallu au moins trois jours. Ils étaient surtout attachés au texte, qu’ils avaient écrit eux-mêmes, afin de mettre en valeur « leurs » comédiens. Ils craignaient également que les acteurs se blessent, et les tracasseries liées aux assurances. Je suis donc resté souvent sur ma faim. On me disait souvent : « Mon cher Carliez, mon intention n’est pas de faire un documentaire sur l’escrime ! ». Parfois les metteurs en scène étaient aussi bridés par les producteurs, qui cherchaient à réduire les coûts au maximum.
Il en allait tout autrement avec les grandes productions américaines : pour le film Charade, avec Cary Grant et Audrey Hepburn, nous avons disposé de cinq jours pour tourner une bagarre qui devait durer une minute ! Stanley Donen, le réalisateur, qui venait des comédies musicales, aimait l’expression corporelle, sous toutes ses formes, y compris lors de combats.
« Le combat pour l’artistique »
En 1991, lors de la projection du film By the Sword, avec Eric Roberts, j’ai croisé le maître Michel Olivier, Nous partagions une idée : celle d’ouvrir l’escrime artistique au plus grand nombre, partager nos connaissances avec les personnes intéressées qui en feraient la démarche. En ce qui concerne l’Académie d’Armes de France (AAF), je trouvais que les choses n’avançaient pas aussi vite que je le souhaitais, car je n’avais pas assez de temps à y consacrer. Et je lui ai demandé d’intégrer le Comité directeur.
La Fédération considérait alors que l’escrime artistique était du ressort de l’AAF. Ils avaient sans doute peur de perdre des tireurs. Mais au fur et à mesure, ils se sont rendus compte que l’escrime artistique pouvait leur apporter beaucoup. Je leur ai d’ailleurs raconté comment deux de mes jeunes élèves avaient remporté, chacun dans sa catégorie, le championnat du monde des juniors. Depuis, une commission d’escrime artistique fédérale a vu le jour.
L’escrime artistique a mis du temps à émerger en tant que discipline enseignée dans les clubs, et ce pour plusieurs raisons. Primo certains maîtres étaient réticents à divulguer leur savoir. Secundo, l’escrime artistique était ponctuellement enseignée aux comédiens dans les cours d’art dramatique, par des maîtres d’armes, comme Pierre Lacaze et son adjoint Bob Heddle-Roboth.. Il s’agissait d’inculquer aux comédiens les bases, afin qu’ils se sentent suffisamment à l’aise l’épée à la main. Lorsque le metteur en scène souhaitait des passes d’armes plus complexes, on faisait alors appel à des doublures, des escrimeurs qui venaient des salles d’armes des maîtres Gardère ou Lacaze. J’avais à l’époque des contacts avec la fédération, et le DTN disait « nous allons perdre nos jeunes intéressés par l’escrime s’ils commencent l’artistique ».
« Ancienne ou artistique ? »
Le terme escrime ancienne a été employé très longtemps, car on envisageait les périodes historiques : période antique, avec glaive, bouclier, lance ; période médiévale ; période renaissance. Toutes ces pratiques de combat prenaient le terme « escrime ancienne ». L’apparition de la rapière a changé la donne. Le duel est devenu l’art de toucher, sans l’être, comme le disait Molière.
Je fais donc une distinction entre l’escrime ancienne, qui avait pour but d’éliminer son adversaire très vite, sans fioritures, de manière expéditive, et une escrime plus légère, d’échange, courtoise, telle qu’elle s’est développée au XVIIe siècle. Cette évolution s’est accentuée au XVIIIe siècle. En revanche, l’époque napoléonienne a vu le retour d’une escrime plus efficace, plus directe, à l’image du tempérament de l’empereur.
Après les périodes espagnoles et italiennes, l’école française a pris son essor grâce à ce côté « artiste » typiquement français. À ce moment-là, la technique a changé : je n’attaque pas en même temps que mon adversaire, je le laisse attaquer, puis je pare, je riposte, je feinte… concepts que l’on retrouve dans l’escrime moderne

À mes yeux, l’escrime artistique représente la plus belle expression de l’escrime. Pour reprendre la phrase de Daniel Marciano, auteur et escrimeur, « comment peut-on n’être qu’un escrimeur de compétition ? L’escrime n’est-elle pas plus qu’une lampe qu’on allume ?». J’ajouterai que, selon moi, il faut beaucoup plus de contrôle pour arrêter son coup à cinq ou dix centimètres de l’adversaire, que pour le toucher.
J’ai longtemps hésité à diffuser plus largement ces techniques car je gardais mon savoir pour mes élèves, principalement des acteurs. Je ne voulais pas divulguer cette escrime à n’importe qui, n’importe comment, et n’importe où. Après réflexion je me suis alors lancé à fond dans l’enseignement.
« Le futur de l’escrime artistique »
L’avenir de la discipline s’annonce radieux selon moi, j’en veux pour preuve l’intérêt croissant que revêt l’escrime artistique pour des jeunes qui considèrent qu’elle peut leur apporter autant, si ce n’est plus, que la compétition sportive. Et le soutien de la fédération va dans ce sens. Comme je l’ai déjà évoqué, il y a encore quelques années la fédération était principalement intéressée par les titres et les médailles que les jeunes tireurs pouvaient décrocher, car il était admis que seuls les bons résultats sportifs permettaient d’attirer de nouveaux licenciés. Tandis qu’aujourd’hui, de nombreux jeunes tireurs sportifs souhaitent s’initier à l’artistique. Libre à eux, au bout d’un an, de continuer ou pas. D’autant plus que l’escrime artistique peut faire partie du cursus d’enseignant de l’escrime.
Toutefois, l’enseignant d’escrime artistique devra acquérir de bonnes bases en escrime sportive. Cela se traduit par la création du statut d’animateur/moniteur, le 4e niveau de la réforme. Cet animateur sera un adjoint du maître d’armes. Il ne sera pas habilité à donner une leçon individuelle, mais devra être capable de discuter d’un assaut d’escrime, de donner des conseils, que ce soit au fleuret, à l’épée… Il devra également, au cours de sa formation, recevoir des rudiments d’escrime dite ludique (également appelée « ludo escrime »), d’éveil escrime (« baby escrime »), d’escrime artistique et de spectacle, d’escrime handisport.
Je regarde donc tous ces développements avec bienveillance. Les jeunes qui veulent se destiner à l’enseignement de l’escrime pourront gagner leurs vies dans ce métier d’avenir. Pendant très longtemps, les leçons étaient données le soir, après le travail. Il fallait avoir un autre métier, pour faire bouillir la marmite, et l’escrime le soir, pour le plaisir. Dorénavant, le maître d’armes fraîchement diplômé pourra, s’il a de la personnalité, vivre convenablement de l’escrime. Et tant mieux, car nous manquons de maîtres d’armes !
Je suis satisfait, enthousiaste et très optimiste sur la progression de l’escrime artistique et de spectacle, vis-à-vis du public et des organisateurs de spectacle.
Interview réalisée par Anthony Debot
(*) Disparu en 2004, Raoul Cléry était un tireur très habile en escrime sportive et lorsqu’il a été blessé sous l’Occupation, il est passé à la main gauche, et il est devenu champion de France et champion d’Europe !
Depuis cette interview, Claude Carliez a publié aux Éditions Michel de Maule, ses Mémoires, avec une très riche iconographie : « Souvenirs en cascades à fleurets mouchetés »

